“Avons-nous besoin de racines ?“
Treize personnes ont participé à
ce café philo du 24 septembre 2012 dans la médiathèque municipale sur le thème « Avons-nous
besoins de racines » animé par Catherine Delaunay et Pierre Haller à la
demande de la mairie de Bessancourt.
Le
rapport au temps et à la mémoire a changé au cours de l’histoire. Dans le passé
les hommes étaient tournés plutôt vers leur propre passé. C’est surtout au 19è
siècle que l’intérêt pour le futur et le progrès devint prédominant. Aujourd’hui
le scepticisme envers le progrès et l’inquiétude quant au futur incitent au
retour vers les valeurs traditionnelles. Cette tendance concerne les individus tout
comme certaines collectivités qui parfois inventent de nouvelles sortes de
racines. Les héritages du passé sont omniprésents dans nos vies quotidiennes :
habitudes, habits, croyances, frontières, appartenances, etc. L'historien Fernand Braudel dit « nous sommes tous des néolithiques »
dans la mesure où c’est au néolithique que les sociétés humaines sont passées
du nomadisme à la sédentarité. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui par l’urbanisation
et l’exode rural.
L’histoire
permet aux hommes de se comprendre, de former des sociétés et d’envisager un
avenir commun. Inversement il est dangereux de s’enfermer dans les racines
lorsque celles-ci font perdurer les haines entre les personnes ou les groupes. La
rumination des mauvais souvenirs est préjudiciable au bonheur des personnes.
Les métaphores
Le monde végétal
Parler
de racine pour les humains est une métaphore du monde végétal. Les racines
d’une plante constituent sa part souterraine d’un volume équivalent de sa
partie aérienne. La masse globale de masse vivante végétale et animale
souterraine est équivalente à la masse aérienne. Une grande partie des cycles organiques
et minéraux se déroulent sous la surface terrestre. Les racines fixent le
végétal dans un territoire où s’établissent des colonies de la même espèce. Les
racines puisent dans le sol et transportent les éléments nutritifs dans la
plante. Le sous-sol est le lieu d’un éco-système complexe d’interaction entre
le minéral, le végétal et l’animal. Il constitue un maillon essentiel des
grands cycles de l’eau, du carbone, de l’azote. C’est là que se décompose et se
recompose une grande partie de la matière vivante. Une autre partie des besoins
nutritifs nécessaire au métabolisme des plantes est fournie par l’atmosphère et
la lumière solaire.
Le monde animal
Le
monde animal se caractérise par la possibilité de s’affranchir de la fixité des
racines et de faciliter la quête de nourriture par la possibilité de se
déplacer. La plupart des espèces animales gardent des racines virtuelles dans
des territoires où ils trouvent nourriture et partenaires pour la reproduction.
Les migrations aller-retour vers des lieux de reproduction et de nourriture
plus abondante concernent plusieurs espèces d’oiseaux, de poissons et de
mammifères. Des migrations sans retour ont permis l’exploration de nouveaux
territoires la dissémination sur toute la planète des espèces végétales et
animales tout au long de l’histoire.
Le monde humain
Ces
processus d’enracinement et de dispersion géographique des espèces vivantes à
différentes échelles de temps ont accompagné l’évolution de la culture des
sociétés humaines.
Le
sous-sol est aussi lieu où se jouent les jeux de la mémoire et de l’oubli. Les
fossiles nous racontent l’histoire de la vie sur trois milliards d’années. Les
vestiges des civilisations passées sont conservés pendant des millénaires sous
terre. Mais le sous-sol, lieu de culte dans les cimetières, sert aussi au
travail puis à l’effacement de la mémoire qui est nécessaire à la marche du
monde.
Le mythe de Déméter
Quand
Hadès, souverain dans le monde souterrain des morts, enleva Perséphone pour en
faire son épouse, Déméter,
(Cérès) la mère de Perséphone et déesse des récoltes, pleura, partit à sa
recherche et négligea les récoltes sur Terre. Se rendant compte qu'une famine
menaçait les mortels, Zeus se décida à envoyer Hermès au royaume d'Hadès pour
lui demander de rendre Perséphone à sa mère. Zeus accepta que Perséphone passe
les six mois cultivables sur la Terre avec sa mère et les six mois du reste de
l'année avec son époux. C'est de ce mythe qu'est né le cycle des saisons dans
la mythologie grecque. Il pourrait aussi illustrer les cycles de décomposition
et de recomposition de la vie mais aussi ceux de la mémoire.
Selon
l’Evangile de Saint-Jean (Jn 12:24) : « En
vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt
pas, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits. »
Les racines individuelles
Les
racines individuelles humaines sont liées à celles d’une ou plusieurs
collectivités d’appartenance. Elles sont familiales, claniques, sociales,
nationales, raciales, religieuses. Le libre arbitre permet en principe à chaque
individu d’adhérer ou non et de se nourrir de chacun de ces types de racines.
Celles-ci sont plus ou moins structurantes, prégnantes, contraignantes,
sécurisantes ou aliénantes. Le libre-arbitre ne permet pas toujours de s’en
distancier. Ces racines sont structurantes pour la personnalité individuelle.
Elles créent du sens, donnent des repères et des valeurs, permettent la
solidarité. Les racines religieuses, en général dominantes sur un territoire
donné, confèrent un sentiment d’appartenance fort à une identité collective et proposent
(ou imposent) une transcendance à l’aventure terrestre. L’individu coupé de
toutes racines, si tant est qu’il existe, est coupé également des liens avec
autrui et risque de sombrer dans un narcissisme délétère.
La psychogénalogie
La
psychogénéalogie est une théorie développée dans les années 1970 par le Pr Anne
Ancelin Schützenberger (Université de Nice) selon laquelle les événements,
traumatismes, secrets, conflits vécus par les ascendants d'un sujet
conditionneraient ses troubles psychologiques, ses maladies, et ses
comportements étranges ou inexplicables.
Les racines collectives
Elles
sont également familiales, claniques, sociales, nationales, raciales,
religieuses mais aussi civilisationnelles. Elles se sont construites et
adaptées au cours de longs processus historiques. Elles intègrent les épopées
et les tragédies de l’histoire au sein d’un conscient et d’un inconscient
collectifs. Elles puisent également leur substance dans les mythes et dans les
utopies. La narration de l’histoire est enjolivée ou enlaidie selon les besoins
de la cohésion sociale.
Les mèmes
Un mème
(de l'anglais meme; calqué sur gène, sans rapport et à ne pas confondre avec le
français même) est un élément culturel, par exemple un concept, une habitude,
une information, un phénomène, une attitude, etc., répliqué et transmis par
l'imitation du comportement d'un individu par d'autres individus. Le mème est
un élément d'une civilisation pouvant être considéré comme transmis par des
moyens non génétiques, en particulier par l'imitation.
Le
terme de mème a été proposé pour la première fois par Richard
Dawkins dans Le Gène égoïste (1976).
Les mèmes ont été présentés par Dawkins comme des réplicateurs, comparables à
ce titre aux gènes, mais responsables de l'évolution de certains comportements
animaux et des cultures. Les mèmes sont portés et porteurs de nos racines
culturelles.
Expressions de nos racines
Ces
racines individuelles et collectives s’expriment à travers les religions, les spiritualités,
les cultures, la famille, les cimetières, les nations, les institutions, les monuments,
les traditions, les rites, les fêtes, les légendes, les sciences, les arts, les
lettres, les idées, les identités régionales, les langues, les accents
régionaux, les musiques, les cadres de vie (habitat, meubles anciens,
collections, héritages), etc. Nous
sommes tous plus ou moins enracinés ou déracinés par rapport à ces différents
éléments qui participent à la construction de notre identité.
L’histoire
L’histoire
des individus ou des groupes est en général construite a posteriori sur des
récits comportant des vérités, des demi-vérités, des mensonges, des omissions,
des exagérations. Cette adaptation de l’histoire est souvent nécessaire à la
cohérence des récits ou à l’honneur des individus et des groupes. Elle peut
s’avérer délétère lorsque le mensonge et les silences sont trop criants. « Il ne faut pas tout dire, mais il
faut aussi ne pas ne rien dire du passé », dit le psychanalyste.
Les déracinements
Si
l’on admet que les premiers homos habilis sont apparus il y a deux millions
d’années en Afrique, la diffusion de l’espèce humaine sur le reste de la
planète s’est accompagnée d’une succession incessante d’enracinements et de
déracinements. L’homme est avec son compagnon le chien la seule espèce vivante à
pouvoir planter ses racines aussi bien à l’équateur qu’aux pôles nord ou sud.
Aujourd’hui
l’humanité compte quelque 200 millions de migrants
internationaux en augmentation de 2% par an correspondants la plupart du temps à
autant de déracinements familiaux et culturels volontaires ou forcés. Ce
déracinement culturel causé par ces migrations, qui parfois améliorent la
situation économique et sécuritaire des migrants, a souvent comme conséquences
des souffrances psychologiques importantes s’étendant sur plusieurs
générations. Les problèmes d’intégration des migrants dans les sociétés
d’accueil constituent souvent le fonds de commerce autant des populismes
politiques locaux qui les stigmatisent. Certaines communautés leur proposent,
voire cherchent à leur réimposer, des enracinements qu’ils ont précisément fuis
parce qu’ils les maintenaient dans la misère.
Les diasporas de communautés ethniques ou de peuples à travers le monde représentent probablement 600 millions de personnes.
Dans
nos sociétés, encore largement rurales il y a deux générations, l’urbanisation ainsi
que le niveau d’éducation et d’information ou les mobilités professionnelles
ont bouleversé les racines culturelles des populations.
Dans
les sociétés traditionnelles, les racines sont souvent les chapes de plomb du
contrôle social par les rites, les tabous, les renommées, les qu’en-dira-t-on,
les religions, les superstitions, le sexisme, les vendettas, etc. La libération
de ces chapes a laissé bien des personnes sans nouveaux repères. La société de
consommation et de spectacle ne semble pas répondre durablement aux besoins de
valeurs et de racines des gens. Peu de sociétés échappent aujourd’hui à la
mondialisation et aux lois du marché. « La
Chine traditionnelle s’est maintenue à travers toutes les vicissitudes de son
histoire y compris le communisme. Mais aujourd’hui le Marché en aura
raison. », a-t-on déjà entendu.
L’agriculture
moderne, tout en donnant à manger à la majorité des gens, empoisonne les sols
et le monde racinaire. Est-ce la métaphore du paradoxe de la modernité ?
Les racines du ciel
Les
transmetteurs traditionnels (religion, politique, école) des racines
culturelles semblent avoir toujours un certain retard sur les évolutions
sociétales. Leur conservatisme, leur dogmatisme ou leur académisme jouent
toutefois des rôles essentiels dans la régulation de la stabilité sociale. Le progressisme
mâtiné de conservatisme raisonnable doit permettre l’émergence de nouvelles
racines avec des manières de penser, des spiritualités, des mythes ou des
histoires nationales mieux adaptés aux modes de vie de la modernité.
L’Europe,
qui pendant des siècles a été le théâtre de carnages entre les peuples, propose
depuis plus d’un demi siècle de nouvelles racines basées sur la paix et
l’intelligence. Du moins, on espère que ça va durer.
Comme
l’arbre, il ne s’agit pas seulement d’avoir des racines mais aussi des branches
dans le monde aérien, un regard vers le dépassement de soi. Comme l’arbre, notre
place est entre la terre et le ciel.
Le sens de la beauté est probablement la racine la
plus profonde de la vie.
« A son
disciple Ananda qui lui demandait si l'amitié, l'association, l'intimité avec
le beau n'étaient pas la moitié de la vie sanctifiée, Bouddha répondit : «
Ananda, ne dis pas la moitié de la vie sainte mais bien sa totalité. »
Paroles entendues
-
- Quand on veut reconstruire ses racine, le sol est dur.
-
- On recherche ses racines parce que tout va trop vite.
- - L’intérêt pour la généalogie est parfois lié à des questions de
récupération d’héritages.
-
- On peut s’enraciner ailleurs.
-
- Les expatriés ont souvent besoin de se retrouver entre gens du
pays d’origine.
- -
Se libérer de ses racines est une liberté essentielle.
-
- Le cadre social aujourd’hui permet cette liberté. On a la
possibilité de se construire soi-même.
-
- Les racines, ou plutôt les identités, se construisent aujourd’hui chez
les jeunes adultes à partir de leurs expériences de vie (voyages, relations,
études, métiers).
-
- Ce qui se passe aujourd’hui il faut le voir à partir d’aujourd’hui.
- -
Dans le passé la guerre était un état normal.
- -
Le futur est anxiogène. Le passé on peut l’embellir. Il est
sécurisant.
-
- Après avoir vécu dans plusieurs pays étrangers, mes racines sont
multiples. On peut dire non aux racines tout comme on peut ne pas les renier.
-
- Les migrations créent des chocs. On peut se crisper sur les
différences.
-
- Il faut éduquer à la diversité culturelle.
-
- Au Burkina, le griot raconte l’histoire des ancêtres de manière
heureuse. Il a aussi réinventé et conté ma propre histoire de cette manière.
- -
Les différences entre origine,
racine et identité, sont complexes.
-
- Selon Amin Maalouf, les identités s’ajoutent et ne s’opposent pas.
-
- L’endogamie culturelle est source de drames.
- -
Ma mère ne connaissait pas ses origines. Je me sens français.
-
- Le renouvellement des cartes d’identité pour les Français d’origine
étrangère est devenu kafkaïen voire entaché de malveillance administrative.
-
-Il faut pouvoir s’écarter des racines et les juger avec un esprit
critique.
- Trop de racines, c’est paralysant.
- -
Les racines préparent l’avenir.
-
- On est homme avant d’être français.
- -
Les racines, ça se dose.
Citations
« La
noblesse aurait subsisté si elle s'était plus occupée des branches que des
racines. » (Napoléon 1er)
«Sans
prise de conscience, sans travail sur soi, nous sommes condamnés à reproduire
ultérieurement nos identifications d'enfant. Parfois à notre insu. » (Chantal
Rialland)
«
Le plus sûr moyen de tromper les hommes et de perpétuer leurs préjugés, c'est
de les tromper dans l'enfance.» (Baron d’Holbach)
« L'humanité
s'installe dans la monoculture ; elle s'apprête à produire la civilisation en
masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »
« Il
faut beaucoup de naïveté ou de mauvaise foi pour penser que les hommes
choisissent leurs croyances indépendamment de leur condition. » (Claude Lévi-Strauss)
«
Chacun, quelle que soit sa vie, devrait faire tout ce qui était en son pouvoir
pour se débarrasser de ses propres fardeaux et malédictions afin de ne pas
avoir à les charger, à l’instant de quitter ce monde, sur le dos de son propre
fils... Nos peines ne s’effacent pas avec nos existences, elles demeurent
vivantes et nos enfants en héritent aussi naturellement que l’on hérite d’un
terrain ou d’une maison lézardée. » (Henri Gougaud)
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